CHAPITRE II
Serrée dans une stricte robe de toile grise, Angiosta montait les escaliers menant des cuisines aux appartements royaux. Deux heures s’étaient écoulées depuis le lever du soleil. Il était temps pour la princesse de prendre une légère collation avant de réciter sa leçon.
Les années ne semblaient pas avoir de prise sur la vieille servante. Mais était-il possible de remarquer l’apparition d’une ride supplémentaire sur ce visage ? Le corps, par contre, était toujours solide et se tenait droit, fièrement, méprisant les douleurs qui souvent le saisissaient pour le faire ployer. Angiosta était âgée et âgée elle restait. Elle-même avait du mal à se souvenir de sa propre jeunesse. Avait-elle seulement été jeune ? Avait-elle été belle ? Parfois il lui semblait qu’elle avait été créée telle qu’elle était, pour tenir un rôle que personne n’aurait pu assumer mieux qu’elle. Parfois il lui semblait aussi qu’elle tenait ce rôle depuis l’éternité, qu’elle avait veillé sur l’enfance des souverains de Fuinör à dater de la création du royaume. Mais aussitôt elle se morigénait de sa vanité : nul être humain ne pouvait vivre aussi longtemps et elle n’était qu’une pauvre femme à l’esprit un peu dérangé, que ses rêves élevaient bien au-dessus de sa misérable condition et faisaient l’égale des dieux.
— Maudits escaliers ! jura-t-elle en atteignant le troisième palier.
Ses genoux, mécanismes rouillés, étaient deux sphères incandescentes qui torturaient sa chair. Pourquoi fallait-il que la chambre de la princesse fût située aussi haut ? Et pourquoi, ajoutait-elle secrètement, fallait-il que la princesse fût telle qu’elle était ? Jamais encore un enfant ne lui avait causé autant de souci. Jamais encore il ne lui avait fallu parcourir ainsi le château de long en large, à longueur de journée, pour retrouver son élève, craignant sans cesse qu’elle ne se mît dans quelque situation dangereuse. Que n’allait-elle pas inventer ! Un jour, alors que Rowena n’avait que six ans, Angiosta l’avait surprise assise sur le rebord de l’une des plus hautes fenêtres du château, grattant encore maladroitement les cordes de son luth. Interrogée à ce sujet, la princesse avait répondu qu’elle avait entendu les serviteurs parler du vertige qui les saisissait lorsqu’ils devaient grimper tout en haut des tours pour en réparer la toiture. Ce mot nouveau ne signifiant rien pour elle, elle avait voulu en découvrir le sens, choisissant d’expérimenter la chose en conditions réelles. Apparemment ses efforts avaient été déçus car elle n’avait rien ressenti de particulier. Angiosta, par contre, avait cru mourir de peur mais n’avait rien dit au roi, ni à quiconque : malgré toutes les émotions qu’elle lui causait, elle adorait Rowena et eût été peinée de la voir recevoir le fouet par sa faute.
La respiration encore un peu oppressée d’avoir monté toutes ces marches, la vieille servante frappa à la porte de la chambre, tenant d’une main le plateau où reposaient une coupe de jus de fruits et des brioches, tout juste sorties du four. Il n’y eut pas de réponse. Au bout de quelques secondes, Angiosta frappa une nouvelle fois puis, devant un résultat identique, entra.
La chambre était vide. Sur le petit lit défait gisait la chemise de nuit de Rowena, signe que celle-ci s’était déjà réveillée et habillée. Conformément à son habitude, elle avait laissé traîner livres et jouets dans tous les coins de la pièce, considérant sans doute comme une tâche inutile de ranger ses affaires puisqu’elle savait pouvoir les retrouver sans effort dans le savant désordre qu’elle organisait. Aussi les poupées de chiffons avoisinaient-elles les recueils de contes et le chevalier d’ébène, sculpté par Ghénarys pour un précédent anniversaire, s’était-il vu assigner le rôle de marque-page du livre d’étude que la princesse devait justement réciter ce matin-là.
— Où a-t-elle bien pu passer ? marmonna Angiosta entre ses dents. Encore aux écuries sans doute !
Rowena aimait en effet aller dire bonjour aux chevaux, chaque fois qu’elle en avait l’occasion ; malgré les interdictions formelles du roi elle parlait avec les écuyers et les palefreniers, qui finissaient presque par oublier quel était son rang. En dépit de tout ce que cela avait de répréhensible, elle semblait prendre un malin plaisir à frayer avec les serviteurs ; on la trouvait même plus souvent en compagnie des enfants issus de la plèbe qu’avec ceux de noble naissance. Il était heureux qu’une femme ne pût régner sur Fuinör, pensait Angiosta. Rowena eût pu créer une véritable révolution...
La vieille servante s’avança dans la chambre, s’apprêtant à poser son plateau sur une tablette, avant de courir à la recherche de la princesse. Cette fois, si elle était à l’écurie, elle veillerait à ce qu’elle fût réprimandée : pour son propre bien, il fallait extirper d’elle ses tares de jeunesse.
Angiosta sentit soudain une petite forme agile passer entre ses jambes, dans les plis de la large jupe. Un regard rapide lui révéla la présence à ses pieds d’un petit animal gris, pourvu d’une longue queue. Le couinement caractéristique qui ne manqua pas de retentir fut plus qu’elle n’en pût supporter. Avec un cri aigu elle lâcha le plateau, dont le contenu se répandit sur le sol, et fit volte-face pour se précipiter hors de la chambre. Elle eut alors la surprise de se trouver face à une Rowena au sourire espiègle, qui éclata de rire en voyant sa mine déconfite.
— N’aie pas peur, Angiosta ! dit-elle. C’est juste une poupée...
— Une poupée ?
— Mais oui !
La princesse se pencha et ramassa le « rat » qui avait tant effrayé la vieille femme. C’était en fait un simple morceau de tissu, bourré de chiffons, sur lequel on avait cousu un ruban faisant office de queue. Le tout était monté sur un minuscule chariot permettant de le faire rouler sur quelques mètres.
— J’étais cachée derrière la porte, expliqua Rowena. Quand tu es entrée, j’ai envoyé le jouet et j’ai imité le cri du rat. C’est tout.
— Imité le cri du rat ! répéta Angiosta en levant les bras au ciel. Et maintenant elle imite le cri du rat ! Mais vous voulez donc me faire mourir ? Qui vous a fabriqué ce jouet odieux que je le fasse châtier sur l’heure ?
Rowena soutint le regard de la vieille servante. A neuf ans elle ne craignait pas de défier les adultes, semblait même y prendre plaisir.
— C’est moi qu’il faut châtier ! dit-elle. Je l’ai fabriqué toute seule.
Malgré elle, Angiosta sourit. La princesse était décidément parée de toutes les qualités que lui avaient données les fées. Si seulement elle voulait bien les employer à une autre tâche que celle de faire des farces à sa pauvre nourrice !
— Et je suppose que vous avez réalisé cela pendant le temps où vous auriez dû étudier votre leçon ?
Rowena sourit à nouveau et fit une courte révérence.
— J’ai aussi appris la leçon, dit-elle. C’était plus facile et moins long.
Impulsivement elle se jeta dans les bras d’Angiosta et l’embrassa sur les deux joues.
— T’es pas fâchée, dis ?
La vieille servante soupira ; il était tellement facile de se mettre en colère contre cette enfant et tellement difficile de le rester !
— La contrée du miroir est le centre du monde, récita Rowena. Car c’est là que change le soleil. C’est là aussi qu’habitent le roi et tous les nobles de Fuinör. La contrée est immense et divisée en un grand nombre de parties. Dans la plus grande de celles-ci se trouve le château du roi. Les autres appartiennent aux barons, qui régissent leur domaine comme ils le désirent, tant qu’ils ne contreviennent pas à la loi du souverain, dont ils sont les fidèles vassaux.
Elle marqua un temps d’arrêt, perplexe.
— Dis, Angiosta ? interrogea-t-elle. Qu’est-ce qui se passe si un des barons ne respecte pas la loi ?
— Il est déclaré félon ! Les autres s’unissent au roi pour le combattre. C’est la guerre...
— Et alors ?
— Quand un baron félon est vaincu, il est exécuté et ses terres sont données à quelqu’un d’autre. C’est comme cela que votre ami Ghénarys a obtenu sa baronnie, qui appartenait autrefois à Mortys.
Rowena acquiesça, mais ses lèvres pincées laissaient deviner qu’elle n’était pas encore satisfaite.
— Et si le baron a raison ? On le déclare félon quand même ?
Angiosta haussa les épaules.
— Le baron ne peut pas avoir raison ! Cela voudrait dire que la loi est mauvaise...
— Et ce n’est pas possible ?
— Bien sûr que non !
— Pourquoi ?
— Parce que c’est la loi ! s’exclama Angiosta. A-t-on jamais entendu question plus oiseuse ?
La loi est le symbole du pouvoir et de la bonté du roi. Vous n’oseriez tout de même pas mettre en doute la bonté de votre père ?
La princesse sourit, créant deux adorables petites fossettes aux coins de ses lèvres.
— Oh, non ! dit-elle. Je sais que papa est bon. Mais même s’il a raison, les barons peuvent penser qu’il a tort. Qu’est-ce qui arriverait s’ils s’unissaient tous contre lui ?
— C’est impossible ! affirma Angiosta.
— Pourquoi ?
La vieille servante se sentit prise au dépourvu. Rowena ne cessait de poser des questions, toutes plus saugrenues les unes que les autres, concernant les fondements les plus élémentaires de Fuinör, et il lui était parfois difficile de trouver des réponses la satisfaisant.
— Autant demander pourquoi les oiseaux ont des ailes, dit-elle finalement. Il n’y a jamais plus d’un baron félon à la fois. C’est comme ça...
Rowena hocha la tête. Elle se disait que si elle n’était pas d’accord avec la loi du roi elle ne le dirait pas ouvertement et commencerait par chercher des alliés, parmi les barons, en leur faisant des promesses, pour avoir une chance de ne pas être exécutée. Mais elle n’insista pas sur le sujet pour le moment, sachant par expérience que si on la questionnait trop, Angiosta finissait par se mettre en colère et ne lui adressait plus la parole pendant de longues heures.
Ghénarys, lui, ne se mettait jamais en colère. Rowena songeait qu’il lui faudrait faire part de ses réflexions sur la félonie à son ami chevalier. Peut-être comprendrait-il...
— Continuons la leçon, maintenant ! dit Angiosta.
Chaque fois qu’elle parvenait à échapper à la surveillance d’Angiosta, Rowena se livrait à son occupation favorite : visiter le château. Elle en explorait méthodiquement pièces, couloirs et escaliers, gravant la topographie des lieux dans son esprit avant de la retranscrire sur le papier. Elle avait ainsi fini par dresser un plan presque complet qu’elle dissimulait à l’intérieur de l’une de ses poupées.
Durant ces expéditions, elle prenait bien garde à n’être vue de personne, car il lui était parfaitement interdit de quitter ses appartements sans être accompagnée de sa nourrice ou d’une personne de la noblesse ; eût-elle été surprise qu’elle eût sans doute été sévèrement punie. Mais elle prenait plaisir à risquer ainsi le fouet : cela faisait naître en elle un sentiment d’excitation que rien d’autre ne pouvait provoquer, lui donnait un peu l’impression de vivre l’un de ces contes pour enfants où le personnage principal doit échapper à un ogre amateur de chair fraîche.
Une seule fois Rowena avait été trouvée par l’ogre, mais celui-ci avait heureusement adopté les traits de Ghénarys. Le chevalier avait fait semblant de la gronder, pour le principe, puis avait souri et l’avait raccompagnée jusqu’à sa chambre, sans rien dire à personne. Depuis ce jour ils étaient les meilleurs amis du monde, même si Rowena n’avait pas tenu sa promesse de ne plus s’aventurer seule dans le château. Simplement, désormais elle prenait plus de précautions.
Sa grande ambition était de découvrir des passages secrets ; elle n’avait aucune idée de l’usage qu’elle pourrait en faire, pourtant le simple mot « secret » suffisait à lui donner de délicieux frissons dans le dos. La curiosité ne faisait pas partie des qualités accordées par les fées, mais Rowena la possédait tout de même, de façon innée. Elle était sans doute la seule personne qu’elle connût à considérer cela comme une qualité...
Il ne restait en fait que deux endroits où la princesse n’avait pas encore osé pénétrer : la grande tour et les souterrains. Malgré son assurance et son amour du danger, la peur était la plus forte.
Personne n’allait jamais dans la grande tour. Il existait presque plus de légendes sur celle-ci que sur tout le pays de Fuinör, toutes aussi effrayantes. Certains racontaient qu’erraient là pour l’éternité les âmes de tous les barons félons, qu’aurait refusés la contrée de la mort. D’autres assuraient qu’il s’agissait de celles des femmes adultères. Un vieux serviteur avait un jour confié à Rowena que la tour était l’antre du grand démon lui-même et que tout être humain y entrant se trouvait aussitôt changé en créature infernale. La jeune princesse ne croyait pas réellement à toutes ces histoires mais ne pouvait s’empêcher d’être impressionnée. Et après tout il y avait bien une raison pour que la tour restât inexplorée depuis des décennies ; les légendes ne se créent pas spontanément...
Rowena s’était promis de découvrir un jour la vérité mais remettait sans cesse ce moment à une date ultérieure, inventant les prétextes les plus fallacieux pour justifier devant elle-même son manque de courage.
Sa peur des souterrains était d’une nature plus pragmatique : elle avait souvent observé le petit escalier en colimaçon qui y menait, depuis la salle de garde, et cette simple vue dissuadait de s’y aventurer. En bas il faisait sombre, il faisait humide, il faisait effrayant. Parfois d’horribles cris de douleur, atténués par les murs de pierre, parvenaient jusqu’à l’entrée. Car contrairement à la tour, Rowena savait parfaitement ce qu’il y avait dans les souterrains : la salle de torture, les prisons et les oubliettes.
La princesse ne comprenait pas bien à quoi servait de faire souffrir les gens ; mais Turgoth, son père, lui avait dit un jour qu’on ne torturait que des personnes très méchantes et que, lorsqu’elle serait grande, elle en comprendrait l’utilité. Aussi attendait-elle de grandir avec impatience. Dans l’intervalle elle se contentait de se faire délicieusement peur, passant près de l’entrée de l’escalier, voire lorsqu’elle se sentait très courageuse, descendant les premières marches, l’estomac serré et la respiration contenue.
— Continuons la leçon ! répéta Angiosta. J’attends, princesse...
Rowena fit un effort considérable pour sortir de la rêverie qui l’avait saisie. La grande tour et les souterrains contenaient certainement des choses bien plus intéressantes que celles qu’on lui enseignait. Elle n’en reprit pas moins sa récitation, d’un ton monotone :
— La contrée du miroir est entourée de sept autres contrées, dont nul ne connaît les dimensions exactes, tant elles sont grandes. La première est la contrée des semailles : c’est là que des serfs cultivent la terre et élèvent des animaux domestiques pour obtenir la nourriture que nous mangeons. Les serfs appartiennent au roi, de même que le produit de leur travail. La seconde contrée, qui complète la première, est la contrée de la chasse. On y trouve un gibier riche et abondant. Tout animal appartient à la personne qui réussit à le tuer mais seuls les nobles sont autorisés à chasser. Une infraction à cette loi est punie de mort.
Rowena saisit une des mains d’Angiosta et se mit à jouer machinalement avec les doigts maigres de la vieille femme, les pliant et les dépliant l’un après l’autre.
— Pourquoi les serviteurs ont pas le droit de chasser ? demanda-t-elle.
— Parce que la chasse est un sport noble et que le gibier est une nourriture noble. Il n’est pas bon que les inférieurs jouissent des mêmes privilèges que leurs maîtres.
— Mais toi, tu es une servante, non ? Tu n’aimerais pas manger du gibier ?
Angiosta reprit sa main et l’enfouit dans un pli de sa robe.
— Moi, je suis consciente de ma condition, dit-elle. Ce qui ne semble pas être votre cas. La suite de la leçon, je vous prie !
Rowena soupira légèrement. Combien de fois avait-elle déjà répété les caractéristiques des contrées ? Elle se rendit compte que, bien qu’elle les connût par cœur, elle ne parvenait toujours pas à se faire une idée précise des endroits décrits. Il lui faudrait sans doute s’y rendre par elle-même, un jour...
— La troisième contrée est la contrée de l’or, dit-elle. Des serfs extraient le minerai de la terre et le transforment en pièces portant l’effigie du roi. Ces pièces constituent la monnaie universelle de Fuinör. La quatrième contrée est celle de la guerre. C’est là qu’ont lieu toutes les batailles entre les barons désirant régler un différend. C’est là également que sont écrasés les barons félons par les armées du roi. Toute bataille ayant lieu en dehors de la contrée de la guerre est contraire à la loi.
Rowena se leva brusquement de sa chaise et alla se jeter sur son lit, laissant échapper un petit rire.
— J’ai bien réfléchi, Angiosta, dit-elle. Sûrement le roi, papa, ne conviendrait pas à la loi ?
— Bien sûr que non !
— Alors, s’il ne peut pas se battre en dehors de la contrée de la guerre, il suffirait à un baron félon de l’attaquer ici, au château, pour devenir roi à sa place. Il n’aurait plus, ensuite, qu’à changer la loi...
— Princesse Rowena !
La vieille servante était devenue vermillon, au bord de l’apoplexie. Elle regardait son élève avec une horreur mêlée d’incompréhension.
— Vos paroles touchent au blasphème, articula-t-elle. Je crois que personne avant vous n’avait osé émettre une idée aussi choquante. Dieu merci, vous n’êtes qu’une femme !
Rowena la regarda d’un air étonné.
— J’ai dit quelque chose de mal ?
Angiosta secoua tristement la tête. Sa colère s’enfuyait aussi vite qu’elle était venue. Elle alla s’asseoir sur le lit et attira l’enfant contre elle.
— Vous ne vous rendez pas compte de la portée de vos paroles, dit-elle doucement. Promettez-moi de ne parler à personne d’autre de ces idées bizarres qui vous traversent. Quand vous grandirez un peu, vous comprendrez à quel point elles sont dangereuses !
— Pour ça aussi il faut que je grandisse ! se plaignit Rowena. C’est tellement mieux d’être grand ?
— Promettez-moi ! insista Angiosta.
— D’accord ! Je promets, mais j’espère que je vais grandir vite !
La vieille servante passa une main affectueuse dans les cheveux de la princesse. Un jour elle serait reine de Fuinör, se dit-elle, et un jour elle aurait un enfant...
— Ne vous pressez pas trop quand même ! dit-elle, posant ses lèvres sur son front en un baiser appuyé.
L’exécution capitale eut lieu le trentième jour de la saison des fruits, lors de la dernière année de la décennie du soleil vert. Turgoth vint lui-même éveiller Rowena, de très bon matin : pour la première fois, elle allait assister à l’accomplissement de la justice royale, cette justice qui serait sienne quelques années plus tard ; l’événement était d’importance.
Rowena, lors d’une de ses expéditions clandestines, trois jours auparavant, avait entendu les cris de l’homme, en provenance du souterrain. On avait dû le torturer longtemps avant de se décider à l’exécuter.
— C’est qui, le condamné ? demanda-t-elle à son père en s’habillant.
— Un très méchant homme, nommé Alric. C’est un serf qui travaillait aux semailles.
— Et qu’est-ce qu’il a fait ?
— Il a osé revêtir des habits de chevalier, dans le seul but de tromper la confiance d’une dame et de l’emmener dans la contrée de l’amour.
Rowena eut une moue songeuse.
— Mais il a tué personne ?
— Non !
— Alors pourquoi on va le tuer ?
Turgoth sourit, se baissa pour se mettre à la hauteur de sa fille et prit son visage entre ses mains.
— Il faut que tu saches, Rowena, que parfois l’honneur est plus précieux que la vie. Cet homme a sali l’honneur d’une dame de la noblesse. Il doit mourir. Tu comprends ?
— Oui, je crois... De toute façon, même si je ne comprends pas, je suppose que je comprendrai en grandissant...
— Voilà qui est bien parlé, ma fille ! Maintenant viens ! on nous attend...
Rowena finit rapidement de lacer sa robe. Alors que le roi sortait de sa chambre elle le rappela :
— Papa ? Qu’est-ce qu’il y a dans la contrée de l’amour ?
— Tu le sauras le moment venu. Viens !
La princesse cacha sa déception derrière un masque d’insouciance. Pourquoi, alors qu’on lui faisait apprendre tout ce qui concernait les quatre premières contrées, refusait-on obstinément de seulement lui parler des trois autres : l’amour, la folie et la mort ? Il y avait là un mystère que, tout comme celui de la grande tour, elle se promit d’élucider.
Lorsqu’elle arriva à la suite du roi dans la cour intérieure du château – où était dressé l’échafaud – celle-ci était déjà envahie par la foule. Il était si rare de trouver des gens osant encore contrevenir à la loi qu’une exécution représentait un spectacle recherché, presque autant qu’un tournoi. Une grande partie des barons s’étaient déplacés en personne, notamment Farnn et son épouse, Auriana, qui vinrent saluer le roi et lui présenter leur fils. L’enfant avait été nommé Jorlond, en hommage à l’oncle défunt de Farnn, Auriana ayant suggéré que cela ne pourrait nuire à leur image à la cour. Jorlond était un solide gamin de sept ans, au regard vif et au corps couvert de plaies et de bleus ; il devait se battre régulièrement.
— Ils vont le rouer, le serf ! dit-il à Rowena. Ça va être amusant !
La princesse lui rendit un sourire poli mais ne répondit pas. Elle avait de moins en moins envie de se trouver là mais il était trop tard pour reculer. Elle prit place aux côtés du roi, sur la tribune d’honneur, d’où on dominait parfaitement l’échafaud – composé essentiellement d’une gigantesque roue de pierre, horizontale, et d’un billot. Aucun détail de l’exécution ne pourrait leur échapper.
Le bourreau parut en premier, recueillant les acclamations de la foule. C’était un homme très grand, dont le torse nu laissait voir la puissante musculature. Son visage était recouvert d’une cagoule noire. Rowena le trouva un peu effrayant mais tenta de n’en rien laisser paraître et applaudit avec les autres. Quelques instants plus tard on amena Alric, le condamné, sur une civière.
— J’espère qu’ils ne l’ont pas trop abîmé, dit le roi. J’ai horreur des exécutions trop rapides.
Alric fut attaché sur la roue, bras et jambes écartés. Une sonnerie de buccin mit fin aux bavardages de la foule. Le bourreau s’inclina devant le roi.
— Sire ! dit-il d’une voix forte. Le condamné Alric va maintenant être exécuté pour ses crimes. Néanmoins je suis heureux de vous apprendre qu’il en a spontanément reconnu la gravité et qu’il implore votre pardon, afin que son âme puisse trouver le repos.
Turgoth fit de la main un petit geste magnanime.
— Qu’il en soit ainsi ! dit-il. Je déclare que...
— C’est faux ! hurla soudain le condamné. C’est entièrement faux ! Je ne regrette rien ! Je vous méprise, tous. Et toi le premier, Turgoth III, roi des chiens !
Le roi se leva d’un seul bloc, vermillon de colère.
— Faites-le taire ! cria-t-il. Faites-le taire tout de suite !
Alric éclata d’un rire dément qui s’éleva dans la cour intérieure, faisant frissonner d’horreur tous les loyaux sujets assemblés. Il riait encore lorsque les premiers coups de barre de fer, assenés par le bourreau, commencèrent à pleuvoir sur son corps. A chaque coup, le bruit des os brisés s’accompagnait d’une acclamation populaire.
— Ainsi périssent ceux qui osent me défier, dit Turgoth en se rasseyant.
Mais Rowena ne regardait déjà plus la scène : le visage enfoui dans ses mains, elle pleurait silencieusement. Pour la première fois elle venait d’assister à l’accomplissement de la justice royale, cette justice qui serait sienne quelques années plus tard, et l’événement était d’importance.
— Et si nous terminions cette leçon ? dit Angiosta.
Rowena reprit sagement sa position d’élève studieuse, assise toute droite sur sa chaise, les pieds posés bien à plat sur le sol.
— Au-delà des sept contrées se trouve la forêt, récita-t-elle. Nul ne sait ce qu’elle contient et il est interdit d’y pénétrer. Au-delà de la forêt commence l’océan, au bord duquel vivent les familles.
— C’est bien, approuva la vieille femme.
— De quelles familles s’agit-il, Angiosta ?
— Je ne sais pas.
— Tu ne sais pas ou tu ne veux pas me le dire ? insista Rowena, malicieuse.
— Je ne sais pas ! Ce n’est écrit dans aucun des livres que je connais. Peut-être n’est-ce pas une chose que les femmes ont le droit de savoir...
Rowena se renfrogna. Parfois il lui semblait qu’être une femme revenait à devoir mener une vie recluse, emplie de broderies, de bavardage et d’inutilité. Femme ou pas, moi je finirai par tout savoir ! décida-t-elle secrètement.
Parlez-moi du rythme du temps sur Fuinör, princesse, reprit Angiosta, interrompant ses réflexions. Ensuite vous pourrez faire ce que vous voudrez.
— Le soleil fait le tour de Fuinör en une journée de vingt heures, dit Rowena. Une année comporte quatre cents journées, réparties en quatre saisons de durée égale. La première est la saison des fleurs puis viennent la saison des fruits, la saison des pluies et enfin la saison des neiges. Toutes les dix années le soleil change de couleur. Le prochain changement est pour l’année prochaine. La nouvelle couleur sera le bleu et ce jour-là, moi j’aurai dix ans.
— Très bien ! apprécia la vieille servante, sans relever l’ajout qu’avait fait la princesse à sa leçon. Vous savez désormais tout ce qu’une petite fille de noble naissance se doit de savoir.
— Angiosta ?
— Oui, princesse ?
— Qu’est-ce qu’il y a dans la contrée de l’amour ?
— Plus tard je serai un grand chevalier ! clama Jorlond, le fils de Farnn et Auriana.
— Moi, je serai reine..., dit doucement Rowena.
Le petit garçon lui jeta un coup d’œil irrité.
Depuis cinq jours qu’il était arrivé, avec ses parents, au château du roi, il avait passé la plus grande partie de son temps en compagnie de la princesse et commençait à ne la supporter qu’à grand-peine. Ce n’était pas tellement le fait qu’elle fût une fille, non : il aimait jouer avec les filles ; elles étaient toutes tellement stupides qu’il pouvait sans peine leur faire faire ce qu’il désirait et se prendre pour le maître du monde. Mais avec Rowena les choses étaient différentes : c’était elle qui décidait du jeu auquel ils allaient jouer, elle qui choisissait les endroits où ils allaient se promener, elle aussi qui avait le dernier mot lorsqu’ils se querellaient. Elle le dominait de manière évidente, au point que Jorlond en était profondément humilié. Future reine ou pas, il lui eût volontiers donné une ou deux gifles, pour lui apprendre à écouter les hommes, mais Auriana le lui avait interdit. En fait, sa mère lui avait enjoint de gagner à tout prix l’affection de la jeune princesse et, si possible, celle du roi lui-même. Jorlond ignorait pourquoi elle semblait trouver cela aussi important mais elle lui avait promis un cheval s’il réussissait, aussi ravalait-il sa hargne. De toute façon ils n’étaient plus ici que pour quelques jours : le supplice serait de courte durée.
— C’est à toi de jouer, dit-il.
Avec des chevaliers et des hommes d’armes sculptés, ils avaient constitué deux petites armées, face à face, et jouaient au roi et au baron félon. Lançant une petite sphère de bois à tour de rôle, chacun cherchait à détruire l’armée de l’autre ; tout homme d’armes tombé était considéré comme mort.
Curieusement, Rowena avait insisté pour jouer le rôle du baron félon et « combattre » son propre père. Plus habile que Jorlond, elle était d’ailleurs en train de gagner la partie.
— J’en ai marre de ce jeu, dit-elle brusquement. On va jouer à autre chose !
— A quoi ? interrogea Jorlond, renfrogné.
Un jeu que j’ai inventé, annonça fièrement la princesse. Tu me poses une question, sur n’importe quel sujet. Si je peux répondre, c’est à moi, sinon j’ai un gage et tu peux me poser une autre question. D’accord ?
— Ça veut dire que je pourrai t’obliger à faire quelque chose ? N’importe quoi ?
— Si tu gagnes, oui !
— Alors je veux bien...
Jorlond sourit. A ce genre de jeu, il était sûr de gagner : tout le monde savait que les filles étaient ignorantes. Il réfléchit un court instant, puis :
— Quel est le seul chevalier qui ait réussi à battre mon père, au tournoi organisé pour fêter ta naissance ?
— C’est Ghénarys ! répondit Rowena sans hésiter. Tu aurais pu trouver quelque chose de plus difficile. A moi, maintenant : comment s’appelle le médecin de la cour ?
Jorlond écarquilla les yeux.
— C’est pas une question, ça ! tenta-t-il d’argumenter. Je n’étais jamais venu ici, avant. Je ne connais pas les gens qui y vivent. Demande- moi autre chose !
— Non ! On avait dit n’importe quel sujet. Allons ! Comment s’appelle le médecin de la cour ?
— Je ne sais pas..., avoua le petit garçon.
— C’est maître Aquarius, dit Rowena. Tu as un gage !
Jorlond fit la moue, enrageant de s’être laissé battre aussi stupidement. Qu’allait-elle bien pouvoir le forcer à faire, maintenant ?
Rowena alla chercher le grand chevalier d’ébène, le cadeau de Ghénarys, et le posa devant Jorlond.
— Casse ça ! ordonna-t-elle. C’est ton gage !
Le petit garçon se sentit revivre. L’occasion de se venger de toutes les humiliations subies était arrivée : il n’eût jamais imaginé que Rowena pût lui demander de briser un de ses propres jouets. Peut-être pensait-elle qu’il refuserait, pour lui faire plaisir. C’était bien mal le connaître.
Avec un cri de joie sauvage, il piétina le chevalier, le réduisant en innombrables parcelles.
— Et maintenant pose-moi une autre question ! ordonna-t-il. J’aime bien ton jeu...
— On ne joue plus..., murmura Rowena.
Sentant les larmes lui monter aux yeux, la princesse ramassa les restes du chevalier d’ébène. C’était son jouet préféré, parce que Ghénarys avait passé des heures et des heures à le sculpter, juste pour lui faire plaisir.
— Tu es méchant, dit-elle en reniflant. Je vais le dire à papa !
— Quoi ? cria Jorlond. Mais c’est toi qui...
— Je vais le dire à papa, répéta Rowena.
Lorsqu’elle le trouva, le roi tenait conseil en compagnie de ses barons. Elle se jeta dans ses bras en sanglotant.
— C’est Jorlond ! dit-elle, montrant les morceaux d’ébène. Il a cassé mon chevalier !
Le roi fut magnanime, se contentant de faire une remarque acerbe à Farnn et Auriana sur la manière dont ils élevaient leur fils. Ghénarys consola Rowena et lui promit de lui sculpter un autre chevalier, encore plus beau que le premier, pour son prochain anniversaire.
Jorlond, lui, ne fut pas autorisé à s’expliquer : son père le fouetta jusqu’au sang et sa mère refusa de lui adresser la parole pendant dix jours. Le soir même de l’incident ils quittaient le château, ayant perdu tout espoir de gagner la faveur du roi.
Seule dans sa chambre, Rowena pleura encore son chevalier disparu, sa peine tout juste compensée par la satisfaction de ne plus voir ce garçon insupportable qu’on lui avait imposé. Elle venait de comprendre qu’il lui était possible d’obtenir n’importe quoi si elle ne reculait pas devant l’ampleur du sacrifice.
L’éducation de la sorcière avait commencé.